Iran 2012 – Tabriz – Dans le parc public de la mosquée bleue

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Jouxtant la mosquée bleue, un parc public. Je m’y arrête sur un banc pour faire le point sur la suite de ma balade. Les bancs sont disposés en carré et très fréquentés par des hommes d’un certain âge. Lorsque je m’assois, tous les regards se tournent vers moi. Tout d’abord, je ne suis pas trop à l’aise. Je souris à un ou deux des hommes qui me fixent, sans résultat. J’allume une clope, sors mon Lonely. Un homme d’une soixantaine d’année, l’air grave, se lève alors d’un banc situé en face.

Il est handicapé d’une jambe et marche avec des béquilles. Il se dirige vers moi, un lourd bouquin calé sous le bras, et s’assois sur la banc à côté de moi. Il engage la conversation dans un anglais à peu près incompréhensible. Je m’accroche, lui demande de répéter. Je me rends compte que son anglais n’est en fait pas si mal, grammaticalement, mais qu’il a une prononciation catastrophique. Il me demande des conseils pour améliorer son anglais, que je lui donne dans la mesure de mes moyens. Père de cinq enfants, trois garçons et deux filles, il est maintenant pensionné, suite à un accident. Il touche une rente du gouvernement qui lui permet pour vivre, dit-il. Il a soixante-deux ans, le visage très marqué. Il ouvre son livre, qui se révèle être un ouvrage de grammaire anglaise, avec des textes issus de conversations ou de pièces de théâtre qu’il me demande de lire. En fait, il a de difficultés pour transposer l’anglais de l’écrit à l’oral.

Un salaire pour payer le taxi jusqu’au boulot

Un jeune homme avec une bonne tête vient s’asseoir sur le banc d’à côté et engage aussi la conversation. Là, c’est plus facile. Il est prof d’anglais dans une école privée et son niveau est assez bon pour quelqu’un qui n’est jamais sorti d’Iran. Il se plaint que son salaire, qui lui permet à peine de payer le taxi pour aller bosser, stagne malgré une inflation de 20% en une année. Il a des classes d’une vingtaine d’élèves. Ce qui lui rapporterait un bien meilleur salaire serait de donner des cours particuliers, mais il n’en a plus pour l’instant. Il est très curieux sur la vie en Europe et pose plein de questions pertinentes, ciblées avec soin et retraçant en fait assez systématiquement les événements importants de la vie : études, mariage, enfants, divorce, décès. Il se révèle aussi plein d’humour. Il m’apprend qu’en Iran les futurs époux, aujourd’hui, se choisissent mutuellement. Ce ne sont plus les familles qui décident, comme c’était le cas traditionnellement. Les divorces, qui sont autorisés, sont de plus en plus fréquents. Lui-même n’est pas marié et vit avec son père et ses frères.

Je lui explique que la vie en Suisse n’est plus aussi facile qu’il y a vingt ans et qu’il est désormais difficile d’économiser sur un salaire moyen, avec des impôts de l’ordre de 20% du revenu, des loyers et des assurances maladie très élevés. Que si j’ai pu m’offrir ce voyage en Iran, c’est grâce au fait que j’ai payé trop d’impôts l’année passée, ce qui m’a permis de ne pas en payer au début de cette année. Et donc d’économiser un peu.

Il porte un bandage à la main droite. Il s’est rouvert une ancienne blessure à son entraînement de boxe. Il s’est aussi blessé au genou il y a quelques années, blessure qui a nécessité deux opérations onéreuses.

Rencontre dans un parcUne autre personne se joint à nous. Un jeune étudiant en ingénierie navale – c’est-à-dire ingénieur en plateformes pétrolières – aussi prof d’anglais à côté et féru d’informatique. Son frère est programmeur web et lui a quelques notions également. On discute donc computers. Il a un ordi connecté à la maison, avec une connexion à 2 Mo/s. Il est un peu sidéré quand je lui dis que la mienne est dix fois plus rapide. Lui, m’apprend qu’en Iran il y a 100% de logiciels piratés, personne ne pouvant se payer les originaux. Adobe Creative Suite (la suite Photoshop, InDesign, Illustrator, Flash et Dreamweaver env. 8’000 $US) lui reviendrait à deux ans de salaire. La république islamique n’appliquant pas et n’ayant pas signé les traités internationaux relatifs aux droits d’auteur, cela ne pose de problème à personne dans le pays. Ici, on trouve n’importe quel logiciel pour moins de dix dollars US.

Malaise

Alors que je suis en train de prendre des photos de mes interlocuteurs, un vieux sur un banc voisin fait un malaise. Il tombe sur le dos, couché sur le banc. Il s’évanouit, bronchoaspire, cherche son souffle dans un état semi-comateux. Ses yeux ne fixent plus rien. Son teint vire au gris, ses lèvres se violacent. Un attroupement se forme autour de lui, des gens s’agitent, mais personne n’agit vraiment.

Comme d’hab’ dans ces situations, qui c’est qui s’y colle ? ben ouai, c’est bibi… Je fends la foule, lui pose les pieds sur le banc et le met en position de secours. Il arrête de se bronchoaspirer mais reste absent, parcouru de spasmes régurgitatoires. Je cherche son pouls, ne le trouve pas. Je me dis merde… Puis non, en insistant, je le trouve, il est normal. Ouf. Je lui mets mon sac sous la tête, tout en me posant la question du diagnostique différentiel. Beu… Une attaque cérébrale ? Sans savoir, difficile d’être efficace dans ses actions.

Je dis à la foule d’appeler une ambulance, puis demande si quelqu’un le connaît. Etonnamment, personne ne sais qui il est. Je m’attendais à ce qu’ils se connaissent tous, les petits vieux du parc, mais non. Son dentier inférieur se décolle et menace de tomber. Je sors un de mes gants en latex que j’ai toujours avec moi pour ces circonstances-là, lui sors le dentier et le mets dans sa poche de veston. ‘Pas envie qu’il l’avale, il a pas besoin de ça. Quelqu’un regarde dans ses poches et trouve des papiers avec son nom, son adresse et un numéro de téléphone, qu’il appelle. Il tombe sur sa femme, qui arrive quelques minutes plus tard. Inquiète, mais pas en larmes. On l’appelle un moment par son nom, mais pas de réaction. Sa respiration se calme un peu, il reprends des couleurs. Il semble reprendre un peu conscience, mais son regard reste dans le vide.

Arrive l’ambulance, une vingtaine de minutes après l’appel. Les ambulanciers demandent ce qui se passe auprès des personnes attroupées, évaluent la situation, mais ne se stressent pas trop. L’un d’eux le pince à la pointe du trapèze, à la base du cou, ce qui le fait réagir. Il sort peu à peu de l’inconscience. Les ambulanciers l’assoient sur le banc. Le malaise semble passé. La foule se disperse.

Français vs russe ?

Un jeune gars qui me traduisait un peu ce qui se passait me demande alors si on peut discuter ensemble. Le temps ayant passé à une vitesse incroyable cet après-midi, il est tard et j’ai envie de rentrer à l’hôtel. Je lui propose de parler en marchant en direction de ce dernier, ce qu’il accepte.

On commence à parler langues. Il parle bien anglais et un peu d’allemand, langues qu’il aimerait perfectionner. Pour l’allemand, il est mal tombé avec moi… Il aimerait encore apprendre d’autres langues européennes : espagnol, italien, russe, qui semblent le fasciner. Le français ? trop difficile. Je consens, mais lui rétorque que le russe est pire, lui dit que non. On en discute un bon moment, sans se mettre d’accord. Peut-être après tout que le russe est plus facile que le français pour un iranien ?

Echanges philosophiques

La conversation tourne ensuite sur la religion. Il me demande de lui expliquer le bouddhisme. Comme de toute évidence il ne peut concevoir un système philosophique sans un dieu unique, j’assimile le nirvana à dieu et lui explique que les statues de buddha ne sont pas des idoles, Buddha n’étant pas un dieu, mais des symboles rappelant le but à atteindre. Avec un air un peu troublé, il me demande s’il y a longtemps que je me suis reconvertis (un crime puni de mort en Iran), mais je lui apprends que je ne me suis jamais «reconverti», uniquement « converti », n’ayant jamais été chrétien. Il essaie de comprendre tout ça, mais il a de la peine, tant ses convictions en l’Islam sont fortes.

On est en plein conversation lorsqu’on arrive à mon hôtel et je lui propose de faire encore quelques pas le temps de finir la discussion. Il part peu après dans un long monologue sur son grand respect pour Jésus, Moïse, Abraham et Lüther, tout en incendiant le pape au passage, qu’il ne porte visiblement pas en haute estime. Il me dit avec une grande fierté, que si un jour il émigre en Europe, il changera son prénom – que je n’ai pas réussi à retenir – pour Adam.

Puis il me demande ce que je pense d’Israël. Aïe, me dis-je, terrain miné. J’essaie donc de lui expliquer que je fais clairement la différence entre le peuple israélien et le gouvernement, tout en étant en parfait désaccord avec la politique de ce dernier, particulièrement en ce qui concerne les territoires occupés, ainsi que le traitement réservé aux palestiniens, que je ne peux accepter. Etonnamment, il ne conteste pas le retour des Juifs en Terre sainte, qui serait d’ailleurs mentionné dans le Qoran, selon lui. Je suis un peu surpris de ce que j’entends. Il faudra que je vérifie à mon retour.

On est de nouveau devant mon hôtel. Je prends congé de lui et monte me doucher.

Pizza iranienne

Je ressors plus tard, histoire de me sustenter. J’ai faim. Raz-le-bol des kebabs accompagnés de riz blanc, j’ai envie de manger autre chose. Mais il est plus tard que ce que je pensais ; il est 22 heures et les magasins sont déjà en train de fermer. L’après-midi a passé à une vitesse incroyable. Je me rabats donc sur une pizzeria du quartier. Pizza iranienne aux légumes et champignons. Je voulais sans champis, mais bon, pas le choix. C’est avec ou rien. En mangeant, je me remémore la journée. Intense.

Lorsque je rejoins mon hôtel, les cohortes de flics sont toujours en faction aux carrefours. Il est 23 heures. Le lendemain, elles auront disparu.

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