Aux confins de la Kumbha Mela

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La vie au camp de Moji Baba

Si hier nous sommes allés découvrir le centre de la Kumbha Mela, aujourd’hui on décide d’aller visiter ses frontières externes. On prend donc la direction opposée au Sangam, guidés entre autre par notre curiosité. Les nuits précédentes, notre attention a été attirée par des chants, ou plutôt de rapides litanies monocordes, pleines de conviction, vociférées au loin par une sono particulièrement puissante. On a envie d’aller voir ces exaltés.

On compense comme on peut

La tente commune du camp vociférant

On passe par dessus un petit pont enjambant un bras du Gange et on suit le son, qui tourne 24h/24 ou presque. J’imagine un grand camp plein de disciples hystériques, chantant et dansant, mais la réalité est moins spectaculaire. Situé le long d’une rue peu fréquentée, le camp est certes assez grand, mais le son vient d’une petite construction en bois sous laquelle une vingtaine de personnes à peine sont assises. De toute évidence, ils compensent la faiblesse du nombre par la force des décibels.

De l’autre côté de la rue, un autre camp essaie de régater avec sa sono, en vain.

Vue panoramique de la Kumbha Mela

Un peu déçus, on poursuit notre route en direction des limites de la Kumbha Mela, qu’on atteint rapidement. Un bras du Gange, le long duquel des femmes font leur toilette ou la lessive, forme la frontière entre la Foire de la cruche et le lit du Gange en amont qui forme un no-man’s land poussiéreux. Sur la berge orientale se dressent de basses collines couvertes d’arbres et d’arbustes que nous gravissons pour avoir une vue surélevée de la Kumbha Mela. Au bas, un troupeau de moutons passe.

Le panorama est impressionnant: les tentes et les camps se perdent au loin dans la brume matinale. De gigantesques drapeaux orange triangulaires flottent au vent au haut de hampes de plusieurs dizaines de mètres. D’autres constructions pyramidales, semblables au mausolée des martyrs, s’élèvent ici ou là. Des milliers de tentes s’étalent à perte de vue.

La frontière nord-est de la Kumbha Mela

Secteur 7

Nous sommes presque à la frontière nord, que nous décidons de longer d’est en ouest sur une des grandes rues, à la recherche du camp de la Rainbow Family que nous savons dans le coin, sans autres précisions.

Le camp de la Rainbow Family

Alors qu’on boit un tchaï à un croisement, une jeune occidentale arrive, l’air un peu paumé. Elle semble russe vu son accent et parle très peu anglais. Elle nous fait comprendre qu’elle est malade et qu’elle vient du Rainbow Camp. D’un geste vague de la main, elle nous indique la direction de ce dernier, sans autres précisions. Encore plus au nord, apparemment.

Une des interminables routes du secteur 7

Notre tchaï terminé, on part dans la direction indiquée. La route surchauffée par le soleil se perd au loin. Sur les côtés, les camps se raréfient et le désert de poussière occupe l’espace. On essaie quelques camps qui pourraient ressembler celui de la Rainbow Family, mais on fait chou blanc. Chaque pas soulève un nuage de fine poussière qui s’envole au vent.

No man's land à la frontière nord de la Kumbha Mela

On arrive finalement au dernier camp construit, mais la route qui s’est transformée en piste se poursuit sur quelques centaines de mètres encore, toujours bordée de lampadaires et de canalisations d’eau potable. Et là, tout au loin, on aperçoit un dernier camp complètement isolé, hors de tout. Le drapeau arc-en-ciel de la Rainbow s’y déploie dans le vent chaud. La Rainbow Family n’étant pas une organisation religieuse reconnue, ils n’ont pas réussi à obtenir l’autorisation d’installer leur camp dans l’enceinte de la Kumbha Mela. Ils se sont donc résolus à le monter juste après la frontière de cette dernière. A l’écart, trois silhouettes kaki se tiennent à proximité d’un 4×4 blanc surmonté d’un gyrophare. Les flics veillent…

Le camps de la Rainbow Family...

Lorsqu’on arrive, une belle jeune femme nous souhaite la bienvenue, un grand sourire sur le visage, une grande tendresse dans la voix, tandis qu’un enfant à dreadlocks se baigne dans un seau rempli d’eau. Sous la première tente, deux babas tirent des shiloms. Un petit groupe discute à quelques pas. On cherche Manu, un allemand croisé deux jours plus tôt, qui cherchait le camp. On se renseigne, mais personne ne le connaît. On nous conseille de regarder dans les tentes. « Mais beaucoup sont partis au Sangam aujourd’hui ». Certaines tentes sont vides de leurs occupant, sous les autres, des occidentaux, majoritairement de jeunes néo-hippies, somnolent ou discutent, allongés en petits groupes. Pas de Manu. On reprend notre route sous un soleil de plomb.

On poursuit notre route dans la chaleur et la poussière

On rejoint une artère plus fréquentée qui nous mène au Gange et on passe sur l’autre rive.

Le dernier pont nord sur le Gange

Vue nord du Gange

Livreur de haricots

Un ego-guru du secteur 6

Juste après le pont, un ego-guru qui attire les foules a dressé son camp. Un grand portique sur la droite; à gauche un espace entourée de baffles et pouvant accueillir plusieurs milliers de personnes mène à une scène. Des centaines de personnes attendent, assises par terre. Comme rien ne se passe, on continue.

Quelques centaines de pèlerins attendent le prêche d'un ego-guru

Le portique de l'ego-guru Le camion publicitaire de l'ego-guru
Une des affiches publicitaires de l'ego-guru Certains tentent d'en retirer un petit profit

Les allées et les camps se suivent et se ressemblent. A force de marcher dans le lit du Gange, on commence à prendre la couleur du limon.

On prend la direction du camp de l’avocat, où nous avons rendez-vous avec ce dernier à 15h. Le temps qu’on arrive, on sera un peu en retard, mais bon, en Inde on n’est pas trop à cheval sur la ponctualité…

Pont sur le Gange

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Courageuse conférence sur la pollution du Gange

Lena Zuehlke durant sa conférence sur la pollution du GangeEn chemin, on tombe sur une passionnante conférence traitant de la problématique de la pollution du Gange, thème hautement blasphématoire en Inde et pour le moins inattendu à la Kumbha Mela, donnée par une jeune indologue allemande. Intrigué, je m’arrête et m’assois dans l’assistance. L’exposé m’impressionne. Grâce à une profonde connaissance de l’Inde, de sa culture, de sa sensibilité et de la mythologie hindoue, la conférencière arrive à faire passer son message écologiste auprès de son auditoire indien, en distinguant clairement le spirituel du chimique. Dans son discours, le Gange garde son statut de déesse, mais une déesse en détresse, profondément meurtrie, blessée, par des activités humaines délétères, qui deviennent, elles, sacrilèges.

Un guru s’écoute parler

Un autre ego-guru en action

Peu avant d’arriver au camp de l’avocat, nous sommes attirés par une gigantesque tente où des centaines de personnes écoutent un ego-guru haut en couleurs. Sa tronche est affichée un peu partout à travers la Kumbha Mela. Il est jeune, grassouillet et ne se prend pas pour la queue de la poire. Sur sa scène démesurée tout au fond de la tente, il tient un discours enflammé devant les caméras. Ses gestes sont amples, affirmés, persuadé d’expliquer à un parterre d’ignorants la vérité vraie qu’il détient. Paroles d’évangiles. La foule est hypnotisée, lève les bras et lance des « Jai ! » exaltés. Surplombé d’une représentation du Kailash et d’un lingam de bonne taille, il s’écoute parler, semble jouir de son importance. Écœurés par le personnage, autant qu’inquiétés par son pouvoir de séduction sur les foules, nous reprenons notre route.

Juché sur son trône, le guru s'écoute parler

Avec Anandji, « notre » avocat

De gauche à droite: Anandji, l'assistante de sa fille, sa fille et PA

La fille d'Anandji
et son assistante

Lorsqu’enfin nous arrivons au camp de l’avocat, vers 17h, il n’est toujours pas là. Je l’appelle, il décroche. Il est en route, il va arriver. Le même discours que celui de sa fille hier. On se dit qu’il peut bien mettre encore un moment avant d’arriver. D’autant que j’ai le sentiment qu’il a complètement oublié nous avoir donné rendez-vous aujourd’hui. Comme son camp est à peu près désert, je lui dis qu’on l’attend au tchaïshop de hier et on s’y rend tranquillement.

Il fait nuit lorsqu’Anandji, «notre» avocat, arrive sur son scooter. Il est content de nous voir, mais à effectivement complètement switché notre rendez-vous de 15h. Il n’y fait même pas allusion, mais nous raconte ses trente-trois dossiers traités au tribunal aujourd’hui. Ses déclarations seront perpétuellement contradictoires, tout au long de nos rencontres. Certains jours, il nous affirme devoir s’occuper de plus d’une trentaine de cas le lendemain, mais le jour suivant déclare n’en avoir traité que quatre ou cinq. Difficile de savoir ce qui est vrai. Et difficile d’avoir des précisions: il parle beaucoup, mais n’écoute jamais ou répond à côté. A tel point que j’en arrive à me demander sérieusement ce qu’il vaut comme avocat… Il aime étaler ses bonnes œuvres et semble avoir un besoin maladif de [se (?)] convaincre qu’il est un homme de bien.

Sa fille nous rejoint finalement, accompagnée de son assistante. Elles étaient en train de sillonner la Kumbha Mela pour l’étude sociologique qu’elles mènent sur les liens entre la religiosité des individus et les effets de cette dernière sur la santé. En gros, l’objectif est de déterminer si les personnes très pieuses sont en meilleure santé que les autres. Pour cela, elle profite de la concentration de gurus durant la Kumbh’ pour les interviewer à la chaîne. Elle dit devoir user de quelques stratagèmes pour pouvoir obtenir des réponses utilisables, au vu du conflit entre méthode scientifique et interlocuteurs en mode mystique.

Cependant, lorsqu’on aborde des sujets plus généraux, comme la Kumbha Mela, je constate que pour elle-même, en bonne hindoue, la frontière entre science et mystique est complètement floue. Dans son discours, elle semble en effet considérer la mythologie hindoue comme une réalité historique, ce qui m’amène à m’interroger sur la validité scientifique des conclusions futures de son étude…

Avant de se séparer, Anandji nous invite participer à une soirée bhajans à son camp vendredi soir avec des membres de sa communauté. On accepte avec plaisir, tout en se demandant s’il s’en souviendra…

De retour au camp de Moji Baba

Repas communautaire au camp

Le guru que je suppose être Moji BabaOn rentre au camp de Moji Baba juste à temps pour le repas, puis PA aide à écosser des haricots, tandis que je poursuis ma série de portraits à travers le camp. Un guru que je suppose être Moji Baba est arrivé dans la soirée. Bonnet de laine sur la tête, grosse barbe poivre-et-sel bien fournie, il a un regard doux et généreux, un peu rieur et plein de compréhension. Sa barbe, il la coupera malheureusement durant la nuit, avant que je n’aie eu le temps de lui tirer le portrait.

Galerie de portraits

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Récitation de la Bhagavad-Gita

Vers 20h30 débute une récitation très attendue de nos amis Râjasthânis, à laquelle on nous demande de participer, ce que nous acceptons volontiers. Tout le camp est regroupé dans la tente centrale, où Rituraj, assis sur l’estrade, récite la Bhagavad-Gita. Moji Baba et sa disciple se sont installés à l’autre extrémité de la scène. Les femmes, majoritaires, sont assises à droite de la salle, les hommes à gauche. On nous fait de la place tout devant.

Demain, Rituraj aura son heure de gloire: il racontera la naissance de Krishna, un des personnages centraux de la Bhagavad-Gita, et sa récitation sera retransmise en direct sur une chaîne religieuse thématique nationale. Une équipe de tournage, arrivée de Delhi, est déjà sur place et filme aussi les autres moments forts de ses récitations. On nous demande également de rester au camp pour participer à l’événement. J’accepte avec plaisir car, à se taper dix à quinze bornes par jour, mes pieds commencent à me faire souffrir.

La cérémonie commence donc et Rituraj récite la Bhagavad-Gita en Hindi. je ne comprends rien et c’est un peu soporifique pour moi par moment, mais la salle lui est acquise. L’assemblée, hypnotisée, est pendue à ses lèvres. Des « Jai ! » sonores fusent pour marquer l’approbation ou une fin de chapitre, tandis que les bras se lèvent au plafond.

Références: le Mahâbhârata, le Ramayana et la Bhagavad-Gita en français dans mes coups de coeur

Le rôle des brahmanes dans la tradition orale indienne

Taux d'alphabétisation en Inde, 1901-2011Je prends alors conscience d’un des rôles essentiels des brahmanes en Inde: la diffusion, voire la vulgarisation, des textes sacrés par une petite caste de lettrés dans une société analphabète où prédomine la tradition orale. En 1900, seuls 5% de la population étaient alphabétisés. Ce taux est péniblement monté à 15% en 1950, puis à 50% en 1990. Il avoisine les 75% aujourd’hui, bien que les femmes en milieu rural soient encore bien à la traîne. Rituraj, comme son père avant lui, est un conteur, un gardien de la tradition orale, garant de la transmission au sein de sa communauté des grandes épopées de la mythologie hindoue, tels que le Mahâbhârata et le Ramayana (La Bhagavad-Gita est un des livres du Mahâbhârata).

Les récitations un peu soporifiques de Rituraj sont entrecoupées de concerts de musique hindustani, accompagnés des chants de l’assemblée, durant lesquels quelques personnes se lèvent pour danser, tandis que les autres tapent dans leurs mains en rythme. Alors qu’il danse, un homme prend un billet de banque dans sa main droite et le fait tourner au-dessus de la tête d’une des femmes qui dansent aussi, puis le dépose sur un petit autel de noix de coco disposé sur scène. On nous demande d’en faire autant, ce qui provoque quelques rires au milieu des chants.

Ces chants sont l’occasion pour l’assemblée de vivre un intense moment de joie et je perçois ici le rôle libérateur de ces cérémonies religieuses. Religieuses, mais participatives, pleines d’enthousiasme et de spontanéité, bien loin des cérémonies rigides et ennuyeuses du christianisme. Elles sont un moment essentiel d’évasion des soucis quotidiens pour une population habituée à subir des conditions de vie difficiles.

Un orage s’abat sur la Kumbha Mela

La cérémonie se poursuit durant plus de deux heures. Peu avant la fin, le vent gonfle et des roulements de tonnerre se font entendre au loin. Lorsque Rituraj termine ses récitations, l’orage arrive sur nous. PA et moi nous inquiétons un peu, car il a l’air violent. «Waterproof tents, no problem!», nous répond-on. On reste un peu sceptique, vu les tentes… mais on se dit qu’on va leur faire confiance, qu’ils doivent les connaître, leurs tentes.

Des grosses gouttes éparses commencent à s’écraser sur le camp, nous nous réfugions sous nos tentes respectives. Puis le rythme augmente rapidement jusqu’à ce que la pluie devienne torrentielle. Avec l’orage arrive aussi un vent violent, et le froid avec lui. La lumière vacille. Sous les bourrasques, les murs de la tente se disloquent. On les refixe plus solidement. Puis, ce qui devait arriver arrive: dans le bas du toit, de grandes poches d’eau se forment, avant de se vider à flots sur nos affaires à l’intérieur. A l’entrée de la tente, on patauge déjà dans la boue. L’eau s’infiltre également sous les murs, cherchant son chemin sur le sol irrégulier. Waterproof, my ass… je peste… S’il est un truc dont j’ai horreur, c’est de dormi dans du mouillon. Le genre de tuile qui me fout grinche pour plusieurs jours.

On créée l’attraction

Avec PA, on avait étendu la toile de sol plastifiée de notre canadienne sous nos couches pour se protéger de l’humidité nocturne. Ni une, ni deux, on sort les autres pièces de la tente : arceaux, sardines, toile extérieure. Et on monte notre canadienne sur place, en catastrophe. Une petite tente dans une grande tente, façon Matriochka.

Bien involontairement, on crée l’attraction dans le camp. Apparemment, ils n’ont jamais vu de tente canadienne et c’est l’émeute sous l’orage. Le mot se passe de tentes en tentes. Finalement, malgré les seilles qui tombent, on se retrouve avec la moitié du camp en visite d’observation. La toile synthétique, les arceaux en fibre de verre et les fermetures éclair sont testés et re-testés par maintes mains. Certains se marrent, voire se foutent ouvertement de nous, tandis que d’autres affichent un air plutôt envieux, vu les circonstances…

Notre tente le lendemain

Le show terminé, je vais me fumer une clope sur le chemin. En passant devant une autre tente, je constate que certains ont trouvé le truc: comme le sol de certaines tentes est recouvert de bâches en plastiques, ils ont entassé toutes les affaires autour du pilier central de la tente, sur la bâche, avant de replier les bords extérieurs de cette dernière sur leurs affaires, un peu comme un bouton de tulipe. Et ça a l’air assez efficace.

Lorsque l’orage se calme deux heures plus tard, on a réussi à sauver l’essentiel. On a de quoi dormir au sec, ce qui est loin d’être le cas de beaucoup de nos hôtes. Car de longues flaques traversent toujours la tente commune de part en part et l’humidité est presque palpable. Je suis toujours surpris de la résistance et du stoïcisme des indiens, particulièrement des vieux qui arrivent à vivre une semaine entière dans ces conditions plus que spartiates… Comme si l’inconfort était une notion inconnue d’eux. Il n’y en a pas beaucoup chez nous qui tiendraient.

Au terme d’une longue journée, je pars rejoindre Morphée.

 

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